Nicolas Berdiaev sur l'homme et la machine
Du grand public, c'est un opuscule peu connu d'un auteur pourtant fortement connu. Qu'y raconte Nicolas Berdiaev et quelle est son importance ? Est-ce un message encore d'actualité ?
LITTÉRATURE
4/26/20244 min read


Nicolas Berdiaev, un philosophe russe
Né à Kiev à la fin du XIXe siècle, Nicolas Berdiaev est l'un des philosophes russes les plus influents de son pays, et, par extension, de son continent. Révolutionnaire dans sa prime jeunesse, puis orthodoxe, puis écrivain, il est condamné à l'exil en 1922 par le pouvoir russe à cause de son opposition au communisme. Nez à nez avec la jeunesse de Russie, et nez à nez avec les idées de leur temps, les prospections politiques, sociales et économiques brûlantes d'un pays depuis peu ravagé par la Révolution de 1917, il était de ces penseurs pour qui les dirigeants Soviétiques étaient dangereux.
L'homme et la machine, un ouvrage dissident
Totalisant un peu plus de soixante pages, cet opuscule publié en 1933 traite, comme son titre l'indique, de la fusion entre l'homme et la machine, de leur relation naissante, de leur futur, et, surtout, des causes qui, selon Berdiaev, ont conduit à l'avènement de la technoscience. Aujourd'hui évidemment, cet ouvrage n'a rien de révolutionnaire, et, de loin, il parait enfoncer des portes ouvertes ; mais 91ans en arrière, cet ouvrage l'était en raison de son avant-gardisme : le fordisme en train d'exploser et de révolutionner comme jamais le marché du travail en l'automatisant violemment, évoquer, de près ou de loin, ce rapport de force nouveau entre le créateur et la créature était bien révolutionnaire, voire trop.
De par sa petitesse, nous n'entrerons pas dans les détails, car c'est là un ouvrage qui nécessite pas moins, si l'on prend son temps, d'une demi-heure de lecture. Ce que nous pouvons dire en revanche, c'est qu'il est importantissime de nos jours. A l'heure où un certain Elon Musk, patron de X, Neuralink, SpaceX et OpenAI utilise des cochons comme cobayes pour tester ses puces neuronales et aboutir, à terme, à l'implémentation de ses mêmes puces dans le cerveau humain ; à l'heure où l'intelligence artificielle pullule et s'installe de partout ; à l'heure où les objets connectés supervisent notre quotidien et répondent à toutes nos requêtes ; à l'heure où des membres bioniques peuvent soulager des estropiés ; à l'heure où la médecine semble de plus en plus croire au robot plutôt qu'au vivant, la pensée de Nicolas Berdiaev se présente comme une bouffée d'air fraiche. Pour lui, c'est clair, l'homme restera intrinsèquement supérieur à la machine, bien que pour lui, c'est d'autant plus clair, la machine, petit à petit, gagne du terrain, grignote les capacités cognitives de son utilisateur, et, s'impose, in fine, comme la plus grande puissance du monde.
Une actualité brûlante
L'essai de Nicolas Berdiaev n'a jamais été aussi capital qu'aujourd'hui, et, hélas ! ne le deviendra que plus au fur et à mesure que les décennies défileront et que le progrès croitra encore et encore. Si l'auteur eût été vivant à notre époque, il s'eût horrifié de constater, en pleine rue, que des adolescents s'exhibent à un arrêt de bus pour glaner quelques j'aimes, quelques commentaires, quelques partages augmentant leurs vues, leur notoriété sur la toile ; que les passagers d'un train ne s'occupent non plus en méditant à travers le paysage, mais en textotant et mailant ; que nos montres sont connectées au réseau, qu'elles récoltent toutes nos données biométriques, le nombre de nos pas, notre consommation de sucre, nos calories brûlés, notre rythme cardiaque, la durée de notre sommeil ; que Alexa, Siri et Cortana nous épient, enregistrent nos informations personnelles afin d'aiguiser leurs recommandations algorithmiques ; que toutes nos activités humaines, désormais, ne dépendent que de la technologie, des ordinateurs, des téléphones, des écouteurs, des casques, de l'électricité, des nanoparticules, des cartes mémoires, des processeurs, etc. ; et qu'enfin à l'heure du transhumanisme, c'est-à-dire l'unification, en une seule entité, du génie organique et inorganique résumé en un terme dystopique, génie cyborg, la fusion entre l'homme et la machine semble inexorable, le terminus du capitalisme. A moins que l'homme renoue avec sa plus grande défense, celle dont il s'est détachée depuis bientôt trois siècles ?


Lire ou ne pas lire Berdiaev ?
Si vous aimez les sujets contemporains et que vous aimez les mettre en relief grâce au passé ; si vous vous inquiétez de la déshumanisation croissante et du fanatisme technophile ; si vous croyez que l'avenir, sans changement, est sombre, alors L'homme et la machine de Nicolas Berdiaev est parfait pour vous.