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Nous : ou comment Evgueni Zamiatine a inspiré Huxley et Orwell

Et si nous vous disions qu'avant d'inspirer les deux titans britanniques, un russe, exilé en France sous l'autorisation de Staline, avait écrit, en 1920, un roman qui lui vaudra d'être "coupable d'indépendance d'esprit" par le pouvoir Soviétique, que diriez-vous ?

LITTÉRATURE

9/6/20248 min read

Une place à inspiration Place Rouge, de Moscou
Une place à inspiration Place Rouge, de Moscou

Préfiguration de deux classiques

Préfiguration en effet, comme nous l'annonce l'avant-propos de Nous, publié aux éditions Actes Sud, dans la collection Babel (titre éloquent, soit dit en passant) : "Pour ne citer que les deux plus célèbres (on nommera aussi Ira Levin, The Perfect Day) : Huxley, avec Brave New World, exploite l'idée zamiatinienne de la rationalisation des naissances et de la classification des êtres vivants [...]". C'est exact, car on se souvient de cette entrée en matière hallucinante autant que glaçante dans la ferme à bébés Bokanovsky, procédé qui permet aux scientifiques de cloner les humains, et ainsi, par cette maitrise, de classer les êtres vivants dès le tube à essai, lesquels deviendront, selon les besoins de la société, des êtres Alpha, Beta, Charli ou Delta, tous reconnaissable en fonction de la couleur attitrée à leur classe sociale. Mais reprenons : "Orwell avait connu Nous par sa traduction française. [...] Son 1984, publié en 1948, loin de "plagier", comme a pu le dire, le livre de son prédécesseur russe, entre en dialogue avec lui : il reprend exactement sa trame et son dénouement, en les déplaçant dans un contexte hideux et familier - celui d'une guerre froide universelle où la "novlangue" est, déjà, l'instrument d'une post-vérité. Huxley comme Orwell - le second surtout - décrivent des mondes dysphoriques, très noirs, où l'homme définitivement abîmé doit s'interdire tout espoir."

Nous, Evgueni Zamiatine

Nous connaissons bien sûr la fameuse devise de Big Brother dans 1984, mais connaissons-nous celle de Nous ? "Vive l'Etat Unitaire, vivent les Numéros, vive le Bienfaiteur!" Devise froide, sans équivoque, qui ne laisse place à aucune liberté, au contraire de la soumission totale, et qui, par le narrateur, se justifie ainsi : "Parce que la ligne de l'Etat Unitaire, c'est la droite. La grande, la divine, l'exacte, la sage ligne droite - la plus sage des lignes..." Voilà dans quelle sorte de société vit le narrateur qui ne peut même pas être présenté sous une identité humaine, c'est-à-dire traditionnelle, car les prénoms et les noms se sont effacés au profit d'un numéro. Oui, d'un numéro, comme les prisonniers. Pourquoi s'embarrasser d'humaniser des hommes, des femmes, de continuer à les enraciner dans le passé, et donc dans la filiation, quand ceux-ci ne sont plus que des pions, des instruments bon à remplir leur tâches continuellement, tous les jours, toute la vie jusqu'à la cassure totale, comme des machines ? Le choix était donc vite fait : rupture radicale avec l'ancien temps, place désormais au temps présent - uniquement au temps présent. Les Numéros doivent être dans une bulle. Bien plus, les Numéros doivent être activables à tout moment. Evocateur, non ? Attendez, ce n'est que le début.

D-503, mathématicien de l'Etat Unitaire, n'est qu'un rouage dans l'engrenage, et il le sait très bien. Dès le début, se présentant à nous, il présente son monde, et d'emblée, oui, d'emblée il nous plonge dans les affres du totalitarisme : "Comme toujours, le Générateur de musique trompetait à pleins tubes la Marche de l'Effet Unitaire. A pas comptés, en rangs par quatre, battant solennellement la mesure, les Numéros avançaient - des centaines, des milliers de Numéros dans leurs Tenues d'uniformes bleutées, la plaque dorée sur la poitrine - immatriculation officielle de chacun et chacune. Et moi - nous, tous les quatre - nous sommes l'une des vagues innombrables de ce flot puissant." Comment ne pas deviner, en cette marche solennelle, en plus feutrée toutefois, la minute de la haine, dans le 1984 d'Orwell, dans laquelle toutes les frustrations se déchainent en des pulsions momentanées afin d'éviter qu'elles n'éclatent en public ? Mais surtout, ce que ce passage nous dévoile, c'est que le narrateur, D-503, ne peut se déplacer seul, et quand il le fait, c'est toujours pour se fondre dans le collectif. "Aucun d'entre nous n'est "un", mais "un parmi". Nous sommes si semblables..." Le pronom "Je" est proscrit, effacé du langage, réduit à une époque ancestrale où les hommes, en bon sauvages comme chez Huxley, continuaient de se matérialiser en chair et en os, continuaient de penser individuellement, continuaient de se différencier de la masse, laquelle les terrifiait car impersonnelle, car imprévisible, car abstraite. Dans Nous, le seul pronom acceptable, en lien avec le titre, c'est la première personne du pluriel. Mais n'allez pas croire que l'individu, dans cette masse absurde, garde ses émotions, ses pensées, car au contraire, l'individu, poli au possible, ne souhaite plus, avant même de recouvrer sa liberté, se distancier de son groupe. Il est désormais un parfait esclave : il effectue, aux heures indiquées, son travail, rentre chez lui, dort, bis repetita. Il est, comme on s'en rend compte au fur et à mesure du roman, un animal domestique à tous les points : dépendant de son maitre. "Chaque matin, avec une précision sextuplée, à la même heure et à la même minute, par millions, nous nous levons comme si nous ne faisions qu'un. A la même heure, par millions, nous nous mettons Unitairement au travail, et le soir, Unitairement, nous terminons notre journée. Fondus en un corps unique aux millions de bras, à la même seconde fixée par les Tables, nous portons notre cuiller à la bouche, à la même seconde nous sortons pour la promenade - nous nous rendons à l'amphithéâtre, dans les salles d'exercices du taylorisme, nous nous endormons..."

C'est une société entièrement transparente, sans aucun tabou : les citoyens, ou plutôt, car ce serait là encore les humaniser, les Numéros, vivent dans des gratte-ciels sans murs, entièrement vitrés, annihilant toute forme d'intimité. Si tout est régi par une Force Supérieure, autrement dit par l'Opérateur, pourquoi cacher des choses, vivre tel un suspect, puisque tout libre-arbitre nous est interdit ? Seule autorisation plus ou moins réjouissante, l'écriture. Mais pas n'importe laquelle : une écriture qui reste dans les clous, qui censure, et, partant, s'autocensure. L'autocensure a-t-elle d'ailleurs encore un sens dans ce langage assaini par les autorités ? Pourquoi s'autocensurer si la pensée n'a plus de forme, si elle ne se concrétise plus par l'articulation des mots, de chaque syllabe qui les composent ? Pourquoi s'autocensurer quand le cerveau n'est là que pour piloter les membres, activer le système nerveux ? Les Numéros, dorénavant, ne pourraient plus, en cas de catastrophe, supporter leur propre compagnie : "Mais ce qui m'est toujours apparu le plus incroyable, c'est ceci : comment le pouvoir d'alors - même embryonnaire - a-t-il pu admettre que les gens vivent sans l'équivalent de nos Tables, sans les promenades obligatoires, sans aucune régulation des heures de repas, qu'ils aient pu se lever et se coucher quand bon leur semblait ?" Bien plus, si l'Etat Unitaire s'introduit dans cette intimité, pourquoi, alors, ne pas pousser le bouchon plus loin encore, comme le fera Le Meilleur des mondes par tout un arsenal de contraceptif ? "Et n'était-il pas absurde que l'Etat (oser se dire "Etat", quel front !) laisse sans le moindre contrôle la vie sexuelle ? Avec qui, quand et autant qu'on voulait.. Absolument ascientifique, carrément bestial. Et pour les naissances, c'était pareil : au hasard, comme les bêtes." Comme les bêtes, qui deviendront chez Huxley les sauvages, ces infects bipèdes qui s'accouplent, accouchent, saignent, crient, vivent en dehors du confort matériel.

C'est, vous l'avez compris, une société purement Soviétique, purement scientifique, entièrement régie par les lois mathématiques, et donc dénuée de sensibilité, d'émotions, de sentiments, d'imprévisibilité, en bref de tout ce qui compose notre nature humaine. C'est une société contrôlée par les algorithmes, les laborantins, les régisseurs, où seules comptent productivité, rentabilité et soumission. Et tout cela pourquoi ? Pour atteindre le bonheur, voyons ! "L'amour et la faim sont les maitres du monde" Ainsi les grands de ce monde ont vaincu la Faim par les moyens de productions, par la démocratisation des appareils techniques, de conservations, et ainsi, par le confort apporté, ont gentiment domestiqué l'espèce humaine, qui, petit à petit, sédentaire, a complétement oublié son instinct de chasseur-cueilleur ; puis, gentiment, distanciant les individus, les robotisant avant l'heure, c'est-à-dire en leur inculquant une éducation centrée d'abord sur le libéralisme d'une part, le libertarianisme d'autre part, éclatant toutes les cellules d'antan, morales, familiales, spirituelles, étatiques, aboutir à une déstructuration absolue des individus qui, à bout de force, épuisés de cette liberté outrancière dans laquelle ils vivent à cent à l'heure, selon leurs vils désirs, les rendre maintenant dépendants, sans même qu'ils le conscientisent, à un pouvoir invisible, absolument pas menaçant de prime abord, mais qui, veillant, neutralisant les récalcitrants si besoin, les manipule désormais tels des pions, leur disant : "toi, fais-ci, toi, fais-ça." A terme, il est évident que, décérébrés, ou plus justement aliénés, ils suivent les directives, les considérant, alors qu'autrefois ils beuglaient un droit inaliénable sur leurs corps et leurs esprits, salvatrices en raison de cet épuisement qui les conduisait sur les rivages du suicide. C'est, en une citation, Chigalev dans Les Démons, de Dostoïevski : "Partant de la liberté illimitée, j'aboutis au despotisme illimité".

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Nous, socle du Meilleur des mondes et de 1984

Le socle car, tout comme ses successeurs, Evgueni Zamiatine s'efforce d'immortaliser sur papier une immondice dénommée progrès, et si lui et Orwell s'attardent sur le communisme et son avatar URSS, Huxley, lui, se concentre sur les forces de l'argent, du divertissement, de l'hédonisme, de la jouissance, du consumérisme ; socle car, tout comme eux, il déploie un monde noir, terriblement noir, désespéré, où chaque issue semble bouchée, jusqu'au moment où les personnage principaux, en l'occurrence D-503 pour Nous, Bernard Marx ou John "le Sauvage" pour Le Meilleur des mondes, ou encore Winston Smith pour 1984, sont désorientés par l'inhumanité alentour, à tel point qu'ils réagissent plus ou moins similairement : échapper à cette horreur ; socle car les trois, respectivement, sont supervisés par trois Leaders, dont l'un s'appelle Bienfaiteur, l'autre Mustapha Menier, et le troisième Big Brother ; socle car, de lui, Aldous Huxley et George Orwell mettront aussi en scène une rédemption par l'amour, dernier espoir pour sauver l'homme du trou noir ; socle enfin car Nous, bien qu'inspirateur du Meilleur des mondes et de 1984, n'est qu'un bébé, comme les deux autres d'ailleurs, de l'inspirateur originel, lui aussi Russe. On en revient toujours aux fondamentaux, car comment, aussi bien dans Nous, Le Meilleur des mondes et 1984, ne pas distinguer l'ombre qui se cache derrière eux ? Comment, en eux, ne pas identifier la fusion magistrale entre deux chef-d'œuvres dystopiques et philosophiques ? Comment, d'un côté, ne pas apprécier la noirceur et le nihilisme des Démons, pour qui la terre symbolise le nouvel Eden, le terminus de l'humanité, et, de l'autre, ne pas s'apercevoir, en lien avec ce terminus, qu'une faction universelle s'empare du pouvoir suprême pour abreuver cette même humanité de ce dont elle a toujours rêvé : le bonheur ? Oui, comment, en cette dernière section, ne pas comprendre que la racine de cet héritage dystopique est un poème ? un poème dont le nom est révélateur : La légende du Grand Inquisiteur ?

Des hommes masqués
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