Oppenheimer : la bombe de Christopher Nolan
Ayant déçu son public avec son dernier film Tenet, Christopher Nolan était donc attendu, très attendu pour cette réalisation risquée. Mais a-t-il réussi son retour avec Oppenheimer ?
CINÉMA
4/10/20249 min read


Oppenheimer : Le pari de Christopher Nolan
Réaliser un long-métrage de trois heures sur un sujet aussi complexe, abstrait, scientifique, méconnu du grand public, le tout en pleine période de guerre Russo-Ukrainienne, et qui plus est dans une catégorie handicapante au premier abord (le film est classé R aux Etats-Unis, littéralement "Rated Restricted", ce qui empêche les jeunes cinéphiles de moins de 17ans d'aller au cinéma sans une présence adulte en raison de la nudité et du contenu sexuel), le film de Christopher Nolan semblait être un boulet accroché à la cheville du réalisateur. Il n'en fut rien.
La réalisation d'un chef-d'œuvre
Connu pour ses films novateurs aux genres éclectiques, le réalisateur britannique aime allier l'intensité picturale à l'intensité musicale ; il aime jouer sur les ambiances, les couleurs ; il aime proposer des décors captivants, d'où sa fabuleuse photographie ; et il aime tout particulièrement filmer de longues scènes, détaillées, développées, profondes, où les personnages, hantés, déjantés, enthousiasmés ou déboussolés, se débattent entre le bien et le mal, et crient leur colère, leur désarroi. Comment ne pas penser à Le Prestige, Inception, Interstellar et la mythique trilogie Batman ? En ce sens, "Oppenheimer" s'inscrit dans cette lignée. Dès les premières minutes, le spectateur sait où il est, qu'elle histoire se projette devant lui, sous ses yeux, qui est le narrateur, et sait, davantage, qu'il assiste à un grand spectacle.
Tourné en à peine cinquante-cinq jours, le dernier projet de Nolan disposait d'un budget colossal pour le sujet : 100millions de dollars. Un risque. Dès le début en revanche, les producteurs, en lien étroit avec l'équipe de tournage, avaient la conviction de récupérer de l'argent. Et ils avaient de quoi. Outre le fait que le casting est attrayant (on y reviendra) et que c'est le retour aux affaires de Nolan, c'est un film dont le sujet est d'une extrême actualité. Aujourd'hui que la bombe atomique se trouve sur toutes les lèvres des journalistes et chroniqueurs télés ; aujourd'hui que la population mondiale craint un conflit nucléaire entre superpuissances ; et aujourd'hui que les traumatismes Nagasaki et Hiroshima sont connus de tous, le film, dès sa sortie en salle, avait de quoi attirer la foule. Bien que cette arme de destruction massive n'est plus à présentée, ce qui le reste toutefois, c'est son créateur. Voilà donc l'objectif de Christopher Nolan. Dans "Oppenheimer", il explore l'histoire du physicien J. Robert Oppenheimer, qui a joué un rôle essentiel dans le développement de la bombe atomique pendant la Seconde Guerre mondiale, avec le fameux "Manhattan Project", qui voulait devancer les Nazis dans la conception de cette arme, afin de les dissuader, le cas échéant.






Los Alamos, le laboratoire à ciel ouvert
Robert Oppenheimer est épris de pouvoir, de gloire. Jeune étudiant, il aspire à devenir un Professeur notoire, incomparable. Il cherche, élabore des plans, calcule, efface, corrige, persévère, creuse encore et encore la trouvaille qui fera de lui le géant de sa génération, le physicien inimitable, le physicien de référence pour les générations futures, le physicien par excellence surtout. Ses journées solitaires et presque monomaniaques finies, il sort dans des soirées, rencontre des personnes, elles, éprises de la doctrine émergente : le communisme. Ce point est à souligner. En plein milieu des années 1930, avec l'ascension en Allemagne du Nazisme et le règne sans limite du communisme en Russie, les Etats-Unis d'Amérique se voient comme le leader du bloc de l'Ouest. C'est à eux qu'incombe la responsabilité de l'équilibre mondial, et de la victoire du Bien. Là n'est pas important d'épiloguer sur les travers des Etats-Unis, là est plutôt important de présenter le contexte de l'époque, et donc du film. Et si Oppenheimer fréquentera un temps des communistes, ayant même une liaison avec une farouche partisane de l'idéologie (Jean Tatlock), ce n'est que par défaut, par simple curiosité. Pourtant on lui reprochera au moment du procès. Mais patience.
Pour l'heure, c'est à Los Alamos qu'il planche pleinement, de jour comme de nuit, sur ce qui fera de lui, bon gré mal gré, un chercheur de légende. Démarché par le gouvernement Américain, il compose son équipe d'experts pour achever le programme gouvernemental et top secret qui fera de son pays le vainqueur dans la course scientifique. Cette ville, Los Alamos, est donc construite dans le désert du Nouveau-Mexique pour convenir à la discrétion exigée par la classification secret défense du Projet Manhattan.
Nolan utilise à bon escient le coloris clair mais aride du désert ; un coloris qui contraste parfaitement avec l'obscurité poursuivie par le physicien Oppenheimer. Il utilise notamment des techniques cinématographiques époustouflantes pour plonger les spectateurs dans cette effervescence entre les chercheurs. La musique, comme souvent chez Nolan, comble cette absence d'intensité scénaristique, et ajoute de la tension tels des coups de poings ou des explosions. Le point culminant de cette utilisation sonore est sans aucun doute la scène de l'essai atomique. Du début de l'amorçage au déclenchement du test, la musique de Ludwig Göransson s'exprime, s'intensifie crescendo, nous tient en haleine, accroit l'incertitude d'Oppenheimer et de ses assistants, puis, soudain, à la fin du décompte, disparait. Silence.


L'apothéose d'Oppenheimer
Le jour tant attendu, celui qu'il espérait depuis ses jeunes années estudiantines, est enfin là : la réussite. La réussite de son programme ; la réussite de son ambition ; la réussite de son arme, c'est-à-dire la fission d'un atome nucléaire suffisamment lourd pour déclencher une explosion titanesque. Hélas, son œuvre prométhéenne lui échappe : le gouvernement Américain, alors qu'il lui avait promis de manipuler la bombe atomique sous sa supervision, trahit ses promesses, et largue deux bombes lors des journées du 6 et 9 août 1945.
Le monde enfin débarrassé d'une menace, le nazisme enfin vaincu et le Japon capitulant, victime de cet armement encore inégalé dans l'histoire, les Etats-Unis louent, chantent, glorifient la réalisation majestueuse de Robert Oppenheimer qui, témoin des atrocités commises par le largage de sa bombe atomique, se désillusionne, se hait, et comprend enfin à quel point son œuvre, quoique fascinante sur le plan scientifique, n'est que diabolique sur le plan moral. Petit à petit, il décroit, ne dort plus, cauchemarde, et regrette terriblement ses efforts, son fanatisme scientifique, son zèle d'admiration. Des ombres le possèdent, dansent sur les murs de sa chambre, tard le soir, et alors Oppenheimer, angoissé, se ronge les ongles jusqu'au sang, conscient que par lui la cruauté de l'Homme venait de franchir un cap de non-retour.
Et il s'en rend vraiment compte dans cette superbe scène portée à l'écran par le génie de Christopher Nolan et la musique du compositeur Suédois, Ludwig Göransson. Dans une conférence, Oppenheimer déclare officiellement la fin de son Projet, et alors que c'est là sa consécration, et alors que l'audience de l'amphithéâtre dans lequel il se trouve exulte de joie, l'applaudit, l'acclame, tonne de ses pieds le bois, et alors que la musique gronde, et alors que la hantise rejaillit en lui, le physicien se dissocie, se coupe du monde extérieur, et dans ses rétines brille l'abomination du champignon nucléaire. Il quitte alors la salle dans ce brouhaha. En chemin, désarçonné, la vision troublée, l'ouïe en feu, il perfore de ses pas le tronc d'un cadavre carbonisé, irradié, ne redevenant que poussière. Il réalise. C'est là sa faute. C'est là le résultat de son travail. C'est là son crime.


La descente aux enfers
Un procès est attenté contre lui, Oppenheimer, le père de la bombe atomique, le protecteur suprême des Etats-Unis, et, par extension, de l'ordre mondial. Pourtant, ce qui est paradoxal, c'est qu'il est tout autant le garant de la paix, qu'il peut être, en de mauvaises mains, le pourvoyeur du chaos.
Le film prend alors tout son sens. Les va-et-vient passé-présent se relient enfin, et le spectateur comprend pourquoi, depuis le début de la projection, il assistait à toutes ces auditions. Nous prenons le choix de laisser une totale découverte pour ceux qui n'ont pas encore vu le film. Nous voulons éviter de divulgâcher cette partie riche en révélations et en rebondissements.
Cillian Murphy VS Robert Downey Jr
On ne cessera de la rappeler, mais les prestations des deux acteurs sont époustouflantes. Bien sûr, rôle principal oblige, Cillian Murphy nage dans son personnage, s'approprie chacune de ses mimiques, revêtit le costume du physicien comme s'il était réellement Robert Oppenheimer, et, en prime, survole chaque scène comme si les émotions interprétées étaient authentiques, captées, ressenties, enregistrées en direct, au moment même de chaque évènement ; mais alors la prestation la plus mémorable du film, c'est sans conteste la malice de Lewis Strauss, ici incarné par Robert Downey Jr. Qu'il est bon, d'ailleurs, de revoir ce grand acteur sur le devant de la scène avec, enfin, un rôle à la dimension de ses épaules. Iron man, c'est bien, on ne dira pas le contraire, mais Robert Downey Jr appartient à cette catégorie d'acteurs qui méritent de grands rôles, des rôles marquants, qui traversent les décennies. Voilà chose faite.
On le retrouve donc dans un rôle classieux, charismatique, intelligent, vicieux. Ses traits du visage, marqués, sa chevelure, clairsemée, ses costumes, magnifiques, collent parfaitement avec son personnage roublard. De plus, le filtre noir et blanc choisi par Nolan accentue son aura, sa froideur, son vice. Preuves à l'appui :






L'exploit de Christopher Nolan
Très grand exploit en effet que de ne pas ennuyer le spectateur, que de ne pas l'inonder d'informations techniques, que de ne pas le noyer dans un tourbillon scientifique, à l'instar - et c'est là certainement son plus gros défaut, de Tenet. Alors oui, le film nécessite de la patience ; oui il est long, trois heures ; oui le sujet n'est pas le plus palpitant sur le papier ; oui il demande certaines références historiques pour pleinement lier les événements et mieux comprendre les enjeux, mais, hormis ces prérequis, quel rendu de la part du réalisateur !
L'aboutissement pour Christopher Nolan
Au box office, c'est un tsunami de tickets vendus ! Avec 950 millions de dollars d'entrées, Oppenheimer surpasse les 903 millions de l'excellentissime Bohemian Rhapsody, et, le détrônant, devient ainsi le biopic le plus rentable de l'histoire du cinéma.
S'il y a bien un réalisateur qui méritait au moins, ne serait-ce qu'un seul Oscar, c'était bien lui. Alors qu'il compte pourtant dans sa filmographie des œuvres sidérantes, il lui a fallu attendre vingt-cinq ans de carrière pour connaitre le sacre ultime. Et quel sacre ! 13 nominations pour 7 statuettes. Carton plein.
Meilleur acteur
Meilleur film
Meilleur réalisateur
Meilleur acteur secondaire
Meilleure musique de film
Meilleure photographie
Meilleur montage






Le mot de la fin
On l'aura compris, "Oppenheimer" est d'ores et déjà l'un, si ce n'est le film de la décennie. Avec une imagerie ahurissante, un son exquis, une bande originale tout aussi exquise, une précision du montage, une maitrise des dialogues, une ambiance d'époque fidèlement retransmise, des acteurs de renoms et des récompenses à foison, il est le film à visionner au moins une fois dans sa vie pour savoir à quoi s'en tenir, et aiguiser sa culture cinématographique.