Jack, le livre de pitié, de colère et d'ironie d'Alphonse Daudet
Roman dédié à Gustave Flaubert, "l'ami et le maitre" d'Alphonse Daudet, Jack est l'histoire d'un pauvre garçon malmené par le sort : d'un côté la négligence d'une mère ; de l'autre la haine d'un beau-père raté.
LITTÉRATURE
8/30/20246 min read


Jack, préfacé par Emile Zola
Outre le fait que sa préface, courte mais efficace, divulgâche l'intrigue du roman, il va de soi que c'eût dû être un honneur pour Alphonse Daudet que d'être louangé de la sorte par Emile Zola, qui conclut sa présentation par ce paragraphe : "Je l'ai dit, M.Alphonse Daudet ne peut rester indifférent dans ses œuvres ; il se passionne, baise ses personnages sur les joues, ou les égratigne au sang. Jamais il ne s'est plus passionné que dans Jack. On l'entend qui s'amuse, qui se fâche, qui pleure, qui se moque. De là, le souffle individuel animant les pages, la chaleur montant des moindres phrases à la face des lecteurs."
Jack, Alphonse Daudet
Présentation faite, ajoutons seulement que Jack est un roman paru en feuilleton, comme le voulait l'époque, en 1875. Succès commercial moindre à cause d'un "trop plein de papier" comme lui avoue Flaubert, Alphonse Daudet s'est tout de même appliqué de créer une histoire touchante, poignante, humaine, mais profondément universelle. Bien que le cadre a changé, bien qu'entre temps un siècle et demi s'est écoulé, que les usines françaises, en voie d'extinction, n'existent plus, ou presque, et que l'exploitation infantile est heureusement abolie, l'histoire du petit Jack reste tout de même d'actualité. Pourquoi ? Car son parcours familial, émotionnel, son errance, sa souffrance, sa solitude, son égarement dans un monde hostile et instable, est on ne peut plus réel dans notre société où pullulent le déclin spirituel, la déconstruction de la famille, réduites à des structures monoparentales, transformant l'enfant, quoiqu'aimé si chanceux, en un objet de chair et de sang - quand cela n'est pas sciemment déclaré, en l'occurrence par des femmes qui veulent un enfant métis comme elles choisiraient un jean Levis, c'est-à-dire sans entrain, sans passion, en un mot, sans amour.
Aujourd'hui le petit Jack serait confronté, outre le désaveu de sa mère et le désamour de son beau-père, à la comparaison exacerbée, à l'ennui mortel, à la distanciation des rapports humains qui n'ont, paradoxalement, jamais été aussi interconnectés que de nos jours, puis, bien sûr, en lien avec déstructuration morale, peut-être soumis à l'hypersexualisation des corps et des esprits qui, pour se désennuyer et assouvir leurs bas instincts, ne trouvent rien de mieux que de se souiller l'âme, s'adonnant à l'innommable. Oui, le petit Jack, en notre temps, est encore pertinent. Combien de Jack parcourent nos rues sans même que nous le sachions ? Combien de Jack se débattent entre l'amour et la haine, autrement dit entre l'amour naturel d'un enfant envers ses parents, et la haine envers son père ou sa mère, voire les deux, qui l'ont constamment désaimé, maltraité ? Combien de Jack sont jetés hors du foyer, dans la jungle urbaine, dans les rouages d'un système inhumain, dans l'obligation de travailler dans des petits boulots pour survivre ? Combien de Jack, élevés dans cette misère sociale, ne peuvent s'instruire convenablement à cause, justement, du désespoir familial ? Enfin, combien de Jack, dans notre siècle corrompu, sont des "enfants du premier lit", des "parias", comme les appelle Mme Rivals ? Le petit Jack n'a sans doute jamais été aussi d'actualité qu'aujourd'hui.
Pourtant, en l'époque d'Alphonse Daudet, il représente un destin encore en marge. Sa mère, Ida de Barancy selon son identité imaginaire, ou encore Charlotte selon la seconde, n'est pas de ces mères haineuses, vicieuses, colériques, terrifiantes ; elle est plutôt de celles qui, dotées d'une médiocre intelligence, se laissent porter par les événements, et jouissent, au propre comme au figuré, des bonnes grâces de l'existence. Pour preuve, elle ne saura jamais expliquer la naissance de Jack : le père, elle ne se souvient même plus de son nom, de son statut, si bien qu'elle raconte à son fils deux versions différentes, lequel le remarque et conscientise sa bâtardise. Nous sommes, dans ce roman, dans une France qui, en pleine mutation industrielle, donc en plein Second Empire, se présente encore sous des aspects traditionnels, raison pour laquelle Jack, après être allé au gymnase de Moronval, et avoir profité de la campagne dans la maison de sa mère et de son beau-père, rejoint Indret, travaillant à la forge - oui, à la forge alors qu'il n'a que treize ans. C'est alors, sous la plume clinique, vivante et subtile d'Alphonse Daudet, des sonorités, une atmosphère, une senteur métallurgiques qui se déploient sur des pages et des pages merveilleuses de précision, mais surtout de critique sociale : "Par moments il n'a plus conscience de sa vie. Il lui semble qu'il fait partie lui aussi de cet outillage compliqué, qu'il est l'instrument parmi ces instruments, quelque chose comme une petite poulie sans conscience, sans volonté, tournant, sifflant avec tout l'engrenage, dirigé par une force occulte, invisible, qu'il connait maintenant, qu'il admire et redoute : la vapeur !"
Telle est la triste trajectoire entreprise par Jack à cause de D'Argenton, son beau-père, ce navrant poète sans talent et sensibilité, qui, par jalousie, se sentant concurrencé par l'amour du fils envers sa mère, l'envoie droit dans les ténèbres du capitalisme : la forge, l'étau, la sueur, le salariat. Sa mère, le défendre ? Non, bien trop soumise à son conjoint pour oser défendre l'honneur, l'intérêt de son fils. C'est une cruche, disons-le une bonne fois pour toute. Et M. Rivals, le médecin campagnard, le mentor de Jack, essaie bien de la convaincre, essaie bien de raisonner D'Argenton : "Faire de votre enfant un ouvrier, c'est l'éloigner de vous à tout jamais. Vous l'enverriez au bout du monde qu'il serait encore moins loin de votre esprit, de votre cœur ; car il y aurait en vous ces moyens de rapprochement que permettent les distances et que les différences sociales anéantissent pour toujours. Vous verrez, vous verrez. Un jour viendra où vous rougirez de lui, où vous trouverez qu'il a les mains rudes, le langage grossier, des sentiments à l'envers des vôtres, un jour où il se tiendra devant vous, devant sa mère, comme devant une étrangère d'un rang plus élevé que le sien, non pas seulement humilié, mais déchu."
Et M. Rivals, avant son départ à l'usine, à Indret, a beau lui confectionner une boite remplie de classiques littéraires, Jack, malgré sa bonne volonté, sa jeunesse, les lit sans les comprendre, trop écrasé de fatigue aussi, car l'usine, cet enfer moderne, épuise toutes les forces, use toute la concentration, de sorte que l'ouvrier n'a plus qu'un souhait une fois rentré : manger, dormir. Et malgré la belle espérance qui l'anime, malgré la belle promesse de M. Rivals, Jack fait partie de ceux pour qui, comme dirait Kafka à Max Brod, l'espoir existe, mais pas pour lui.
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Jack, coup de force d'Alphonse Daudet
Coup de force car c'est dans l'ère du temps, avec des spécificités bien sûr inhérentes à la date de parution du roman ; coup de force car la plume d'Alphonse Daudet est brûlante, tantôt animée de "pitié", de "colère" et d'"ironie" comme il l'écrit dans sa dédicace à Gustave Flaubert ; coup de force car c'est un roman, par son histoire, qui ne laisse pas indifférent, ne pouvant que captiver pour peu que l'on ait un brin d'humanité au fond de soi ; coup de force car le destin de Jack, marqué par les épreuves, se finissant dans le drame, n'est pas sans rappeler, la truculence en moins, le parcours de Gavroche dans Les Misérables, de Victor Hugo ; coup de force enfin car, à l'instar d'Un jardin de sable et de L'adolescent, il s'inscrit dans une lignée romanesque qui met en avant des enfants brisés par le désamour parental - même si Jack ne connait pas, fort heureusement, l'immondice que connait le jeune Earl Thompson, et ne souhaite pas, tout comme le Arkadi de Dostoïevski, devenir plus grand encore que le baron Rothschild, torturé par les déboires de sa famille recomposée. Un roman que nous vous invitons vivement à découvrir.