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Censure, liberté et droit à la divergence, d'Ernesto Sabato

La liberté et le droit à la divergence sont des points en apparence acquis, mais pourtant chaque jour qui passe semble nous prouver que la censure est seule maitresse du débat. Qu'en pense Ernesto Sabato ?

LITTÉRATURE

5/17/20248 min read

Ernesto Sabato, un géant méconnu

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Ernesto Sabato est un géant des lettres Argentines. Ecrivain majeur du XXe siècle, il a notamment écrit une trilogie sensationnelle, l'une des plus sombres et vertigineuses trilogie sur le mal, en l'occurrence Le Tunnel, Héros et tombes, L'ange des ténèbres. Il est aussi reconnu pour ses essais majeurs, continuité idéologique de ses romans qui, eux, via les personnages, s'approchent le plus possible de l'absolu, du néant et de la noirceur. L'un d'eux justement, publié aux éditions R&N, nous parle de liberté d'expression, car comme tout grand écrivain, Sabato est attaché, pour ne pas dire fortement attaché à la liberté de parole et dans la cité, et dans les arts. En ce sens, il est d'accord avec George Orwell et son constat : celui de L'empêchement de la littérature, car dès lors que des sujets sont déclarés tabous par l'intelligence collective, alors le débat social et les formes artistiques deviennent impossibles, pour peu que le citoyen et l'artiste restent fidèles à leur liberté de pensée.

La liberté de parole uniquement quand elle arrange

"Ils ne cessent de nous répéter qu'il faut reconstruire la nation sur la base du pluralisme, du dialogue et du débat. Belles paroles : dommage que leurs faits quotidiens nous disent exactement le contraire." Ainsi s'ouvre son opuscule. Ainsi, d'entrée de jeu, que Sabato montre les crocs. Ainsi, surtout, qu'il rappelle une vérité hautement vérifiable, encore aujourd'hui : le camp dominant, qui se dit camp du bien, favorable pour la liberté d'expression, se transforme en tyran dès lors que le camp adverse, plus mesuré, démontre quelque réticence sur quelque sujet. Le premier a beau, tous les jours, sur les plateaux, sur toutes les chaines et à tous les micros clamaient haut et fort sa tolérance, il gueule, rugit, frappe par les mots à défaut des poings sur ses contradicteurs (ce qui, bien mené, est bien pire que la violence physique), quitte à bafouer ses valeurs précédentes qui, sitôt le calme recouvré, reprennent de l'ampleur, et ce sans que cette dissonance cognitive ne paraisse troubler lesdits "bienfaiteurs" de la liberté de parole.

Le camp du "bien" déclare ses références, se dit admiratif de tels ou tels auteurs, de tels ou tels bords politiques, de telles ou telles idées, de telles ou telles métaphysiques, et pourtant, dès lors qu'il se retrouve face à quelqu'un qui le contredit, il perd patience, et déforme l'histoire afin de mieux contrer son adversaire. Il s'approprie même des personnages historiques diamétralement opposées à ce qu'il pense réellement, mais comme ils lui sont, dans l'instant, bénéfique, alors il les façonne à son image, entourloupe le profane dans le mensonge complet, et quand bien même est-il rappelé à l'ordre par son opposant sur deux-trois détails sommaires, il continue afin de ne pas perdre la face en public, et s'entête, et persiste, et creuse un peu plus son trou, rajoutant de l'absurde sur de l'absurde. On peut alors citer Hermann Goring qui disait : "Quand j'entends le mot culture, je sors mon révolver." C'est là, en tout cas, une citation reprise par Sabato dans son ouvrage.

Citation sans équivoque, car combien de soldats garnissent les rangs du camp "positif" sans jamais s'intéresser, même pour leur bien, même pour leur cuture générale, même pour enrichir leur combat politique, lui donner un cap, lui donner une colonne vertébrale, lui donner du souffle, ni même sans jamais sembler compléter les compétences de leurs alliés, combien de soldats, disions-nous, n'invoquent jamais la culture, paraissant même la dédaigner, la trouver ennuyante, inutile, désuète dans notre monde ultra connecté, où le moindre article de presse synthétise en trois minutes un livre de 600 pages lu, normalement, en dix heures ? où toutes les distractions nous emportent sur des rivages bien plus souples, loin de la gravité de l'engagement politique ? où les élèves favorisent les réseaux au détriment des héros ?

"L'Université devrait être le lieu où maitres et disciples, humblement mais obstinément, travaillent pour faire croître cette culture commune qui nait de la liberté et dont le but est d'engendrer encore plus de liberté. Un lieu où, avec esprit critique, quoiqu'avec respect, on puisse apprendre et enseigner la pensée des philosophes les plus opposés : rationalistes et irrationalistes, libéraux et conservateurs, athées et croyants, partisans du socialisme et défenseurs du capitalisme."

Vecteur capital que l'Université. Si celle-ci faiblit, si celle-ci ne suit qu'un seul et même courant, si elle ne condamne qu'un mouvement politique par pure idéologie sans condamner tous les débordements de tous les systèmes politiques vus dans l'histoire, et si, en prime, elle ne tolère, par crainte ou censure, aucune déviance morale - de sa morale à elle s'entend -, alors l'Université aboutit à une dérive sectaire, où les étudiants ne s'accoutument plus ni à la contradiction, ni aux autres perspectives, ni aux subtilités, car pour eux, désormais, tout sera accepté ou rejeté d'un bloc, sans nuance. "Tu es avec ou contre nous', menacent-ils. Comment, pour en rester là, ne pas songer aux dérives de Science Po ou des grandes écoles françaises ?

Censure et liberté dans les arts

"Dans une civilisation qui nous a dépouillés de toutes les manifestations antiques et sacrées de l'inconscient, dans une culture sans mythes ni mystères, il ne reste à l'homme de la rue que le modeste déversoir de ses rêves, ou bien la catharsis à travers les fictions de ces êtres condamnés à rêver pour la communauté entière."

Bien que cette approche soit remarquable, fortement affiliée à la tradition littéraire, elle perd tout son sens dans une société où la divergence n'est plus toléré et tolérable. Car, et l'on se rapproche du parallèle flagrant avec Orwell, si la littérature (pour ne parler que de cet art), en vient à aborder des thématiques sensibles, dangereuses sur le plan économique ou social, qu'en est-il de son devenir ? De son devenir, il parait évident, comme le déplorait déjà Orwell, qu'elle disparaitra, ou, à défaut, n'existera qu'artificiellement, sans substance réelle, sans énergie propre, sans présence surtout. Mais quid de son passé ? Si la littérature présente est garrotée et bâillonnée, quid de son ancêtre, la littérature dite classique ? Eh bien, il parait tout aussi évident qu'elle sera réécrite, revisitée, réajustée aux standards d'aujourd'hui. Les livres caviardés auront beau offrir une sublime photographie sur une société européenne, sur ses moeurs et ses problématiques ; ils auront beau poser de lourdes et somptueuses questions métaphysiques, sur Dieu, la religion, le sens de la vie et de la mort ; ils auront beau, encore, étaler un univers fictif prodigieux mais dérangeant, se rapprochant un peu trop de personnalités publiques, ils seront tous détruits non pas au sens strict, mais au sens artistique. C'est là un destin que n'avait pas prévu Ray Bradburry : les livres, sous le coup de la censure, n'ont plus besoin d'être brûlés : ils sont acceptables, achetables, à condition qu'ils soient modifiables à souhait.

Un livre en train de brûler
Un livre en train de brûler

"Les oeuvres de ces créateurs sont une manière mythologique de nous montrer une vérité entre le ciel et l'enfer. Elles ne prouvent rien, elles ne démontrent aucune thèse, elles ne font aucune propagande pour un parti ou une église : elles nous offrent du sens." Si l'homme moderne n'est même plus capable de rêver et de développer son imagination un, à cause de son conditionnement, et, deux, à cause de la frénésie urbaine dans laquelle il semble prisonnier pour l'éternité si rien ne change, alors qui, quoi pourra entretenir son imaginaire ? L'écran ? Mais l'écran n'est-il pas une substitution, une sorte d'ensorcèlement face auquel le cerveau, cela a été prouvé scientifiquement, se désactive, bien moins actif que face à un livre ou un tableau, lesquels exigent de lui, par respect, qu'il s'approprie ladite œuvre pour décortiquer son univers, son message, ses couleurs, sa beauté ? Et quand bien même l'art cinématographique est grandiose, l'important est là, maintenant, de savoir ce qui est filmé, dans quelle intention : pour propagander des vérités nouvelles, se faire outil du pouvoir ? divertir et seulement divertir ? ou pour questionner, débattre par la création comme devrait le faire toute bonne œuvre, quelle qu'elle soit ?

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Eloge du débat

Si les idées foisonnent, se confrontent, se débattent, si les subjectivités interviennent dans le débat pour déclamer leur vérité, leur apprentissage et leur compréhension, alors c'est une saine émulation qui entraine tout le pays, l'enrichit, le stimule et exporte ses créations à l'international ; au contraire, que le débat soit stérile, vide, agressif, ou, simplement, inexistant, en un mot, qu'un parti unique flotte au-dessus des esprits, et ce sont les individus qui se déprécient, se méfient, se haïssent, et ce sont les arts qui perdent de leur splendeur, de leur vivacité, de leur transcendance. Quand d'autres arguent le droit à la censure pour contrer des idées déplaisantes, Ernesto Sabato milite, lui, pour le droit à la divergence et à la liberté de parole.

La contradiction, maturité d'une nation

"Si la maturité d'un homme commence le jour où pour la première fois il prend conscience de ses limites, où il a honte de ses défauts, la maturité d'une nation commence lorsque les meilleurs d'entre ses membres lui rappellent que l'infinie perfection dont ils la croyaient pourvue durant leur enfance n'est pas du tout ce qu'elle parait ; que, comme c'est le cas de toutes les nations, ses vertus et ses défauts sont inextricablement liés."

Plus une nation s'intéresse à l'autre, plus elle admet le débat, la divergence et la possibilité d'une erreur, et plus elle est apte à l'équilibre, au bon déroulement de son fonctionnement, et, partant, elle place avec d'autant plus de sympathie ses meilleurs éléments aux meilleurs postes. Dans le domaine présent, elle accepte et, mieux, encourage ses plus grands romanciers à explorer des terrains encore inexplorés pour revenir vers elle avec des découvertes peut-être inutiles, c'est possible, mais peut-être aussi inouïes, lesquelles sont ensuite discutées sur la place publique, et mises en avant soit dans le système scolaire, soit dans la structure gouvernementale ou sociétale.

"C'es ainsi que les meilleures patries, celles qui surent dire quelque chose au monde, sont celles que ses écrivains ont vilipendées, le coeur déchiré et sanglant : Holderlin et Thomas Mann en Allemagne ; Dante, en Italie ; Stendhal, Baudelaire, Rimbaud, Bernanos en France ; ce noble esprit de Pouchkine qui, après avoir entendu en riant les histoires comiques que lui contait Gogol, s'exclama, les yeux pleins de larmes : "Que la Russie est triste!"

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